Biais cognitifs : le danger des travaux de groupe
En théorie, travailler en groupe présente de nombreux avantages : on peut partager ses idées, confronter son point de vue, se motiver les uns les autres, développer une intelligence collaborative, etc. On peut s’imaginer également que l’effet d’équipe permet d’éviter les conflits hiérarchiques pour établir une dynamique de pouvoir égale au sein du groupe.
Malheureusement, la théorie est bien souvent différente de la pratique. La réalité est que les travaux de groupe ne sont pas toujours aussi efficaces qu’on le pense. En effet, le collectif présente des challenges particuliers et peut générer certains comportements contre-productifs.
C’est notamment ce qu’a essayé de démontrer le psychologue Polonais Solomon Asch dans les années 50. À la sortie de la Seconde Guerre Mondiale, les atrocités du régime Nazi ont poussé de nombreux psychologues et sociologues à se demander comment l’effet de groupe pouvait influencer les pensées, les décisions et les actions de l’individu
Pour son expérimentation, Asch invite alors un groupe d’étudiants à passer un « test de perception visuelle ». Il leur montre deux panneaux : sur l’un est dessiné un trait noir, seul. Sur l’autre il y a trois traits noirs de tailles différentes. Il demande alors à chaque étudiant de dire lequel de ces traits est identique en taille à celui du premier panneau. L’exercice ne présente aucun piège et la réponse est évidente dès le premier coup d’oeil.
Aucun piège… Pas tout à fait. Il n’y a en fait qu’un seul étudiant qui est réellement testé lors de cet exercice, les autres sont complices. Leur rôle est de semer le doute chez le « sujet ». L’exercice est répété 18 fois d’affilée : 12 fois sur 18, les complices vont volontairement donner une réponse fausse. Quand c’est au tour du « sujet », dans 70% des cas, lui aussi choisit de donner une réponse fausse, afin de mimer le comportement du groupe.
À la fin de l’expérimentation, quand on demande aux sujets pourquoi ils ont choisi une réponse clairement fausse, alors que la vraie réponse est évidente, trois raisons se dégagent :
- Ils n’ont pas confiance en eux
- Ils ont peur de ne pas rentrer dans le « moule » et d’être rejeté du groupe
- Ils doutent de leurs instincts et pensent que la réponse des autres était la bonne
Asch définit alors trois biais cognitifs à l’origine de ce phénomène :
- La « distorsion de perception » : c’est quand l’influence du groupe est tellement forte qu’elle en vient à changer notre manière de voir les choses. On ne se rend alors même pas compte que le groupe nous influe : on pense réellement voir la même chose que les autres.
- La « distorsion de l’action » : c’est quand on sait que le groupe a tort mais qu’on a trop peur d’être rejeté ou d’être différent, alors on accepte de le suivre. C’est le biais le plus courant, car l’homme est un animal social, qui a besoin de se sentir appartenir à un groupe, à une famille. La peur d’être seul et d’être rejeté est inhérente à l’être humain.
- La « distorsion du jugement » : c’est quand on se convainc que le groupe à raison et qu’on a tort. C’est un mécanisme de pensée très courant chez les personnes qui n’ont pas confiance en elles.
L’expérimentation du professeur Asch dépeint un phénomène que l’on trouve dans toutes les situations de la vie qui incluent un effet de groupe : la famille, le travail, etc. D’ailleurs, d’autres expérimentations ont prouvé que le collectif entraîne parfois le développement d’idées extrêmes : les opinions se renforcent les unes et les autres et finissent par se transformer pour prendre des dimensions plus importantes… parfois plus dangereuses. En anglais c’est ce qu’on appelle « écho chamber » (« chambre d’écho ») : quand la répétition d’une idée finit par l’amplifier.
Avec l’effet de groupe se crée aussi le pouvoir de la majorité, et nager à contre-courant demande un certain courage. Suivre le sens de la majorité peut être une manière d’éviter les conflits. La plupart du temps, on voit se dessiner une forme de pensée unique au sein d’un groupe, qui finit invariablement par diminuer l’intelligence collective dans son ensemble.
Ceux et celles qui croient fermement en leurs idées et qui n’ont pas peur de les exprimer sont à l’origine de l’innovation. Il est donc important de cultiver une dynamique d’équipe où la différence est encouragée. Cela sera plus facile pour certaines personnes que pour d’autres : celles qui ont confiance en elles et qui aiment débattre auront par exemple moins de difficulté à opposer la majorité.
Les managers peuvent cependant mettre en place certaines stratégies pour faciliter l’exercice à ceux qui sont plus en retrait :
- Réduire la taille des équipes : il est toujours plus facile de s’opposer à un petit nombre de personnes qu’à un groupe de 20 personnes.
- Organiser des points réguliers : des réunions en petit comité donneront l’opportunité à tout le monde de s’exprimer en favorisant les échanges et les contradictions.
- Désigner un leader : il est primordial d’identifier un « leader » de groupe, en charge de recueillir les idées et d’animer les débats. Ainsi, les individus auront plus l’impression de défendre leurs idées à une personne en particulier, plutôt qu’au groupe entier. On perd ainsi l’effet de majorité : c’est au leader de décider, peu importe la popularité d’une idée. On notera que le « leader » n’a pas besoin d’être la personnalité la plus forte du groupe. Donner ce rôle aux individus qui ont un peu moins confiance en eux leur permettra d’affirmer leurs idées plus facilement.
Il est important que les managers fassent leur possible pour éviter les effets négatifs des travaux de groupe. À force de se laisser influencer par les idées des autres et accepter de s’aligner avec des principes qu’on ne partage pas, on finit par ressentir un mal-être qui peut mener à un départ… ou à un burn-out. De plus, ces biais cognitifs sont dangereux pour la montée en compétences individuelle et collective, mais également pour le développement de l’innovation au sein d’une entreprise. La censure d’idées est un frein à la réussite !